extrait - Kannibal

Kannibal

Extrait

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extrait
Kannibal

Mis en ligne le 08/10/2007

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Le tartare se termine. Je me sens tout à coup indisposé, vraiment ballonné, j’ai dû trop gueuletonner. Je change de cassette ; je repousse le plateau et allonge mes jambes sur la table de verre de maman, bien à l’aise, je sors complètement ma queue – et les couilles aussi – tout en me regardant avec Karl-Heinz à la télé ; je me branle à l’apothéose de la vidéo : Je me vois en train de découper ta bite, je la fais frire, ce qui lui donne un goût de sanglier, et je tente de la mastiquer. Là, je me branle plus fort, et plus encore, je halète comme en syncope et puis, oh putain, je jouis. Tous mes muscles se relâchent ensuite d’un coup et je suis totalement détendu, libéré.

Je reste allongé sur le fauteuil noir, me repaissant de l’instant – éternel ? – épuisé de ma jouissance et – paradoxe que seul l’orgasme peut atteindre – plein de ta ferveur, assouvi : je me délecte du temps qui passe, je suis un instant sans fin, vide et plein à la fois, je suis le moment originel, celui où le monde est devenu monde.

Et si je devenais Dieu ?

La vidéo tourne toujours dans le grand salon, exhibant la chair nue sur l’écran géant, tandis que j’achève ta viande hachée, j’ai déjà fini toutes les frites, voici venu ton supplice ultime : ton agonie superbe ; bientôt, tu vas mourir, mon ange, tu te sens partir, exsangue, te doutestu à cet instant que tu vas réellement mourir ? Tu es vraiment délicieux, mon gros lapin. Ne regrettes-tu pas ta misérable et funeste existence ? À ce moment, je me sens fort comme le Dieu des hommes.

Mais me vient subitement un haut-le-coeur violent, j’écoute à fond l’Ave Maria de Schubert, tout mon estomac se contracte d’abord, féroce, incontrôlable. Des soubresauts. Puis se distendre ensuite, j’ai mal, c’est terrible, et puis je me gonfle brutalement, fulgurance, je devine en mon corps poindre de troubles expansions, vais-je pouvoir me retenir ?

Un liquide délicat monte à ma bouche, une eau douce et claire d’abord, chaude. Puis, elle se transforme en une bille amère, aigre et âpre, et tout ce que j’ai mangé ressort brusquement de ma gueule écartelée, c’est horrible, le tartare, les frites et les boudins, mon premier repas de toi. J’ai mal. Dans un cri de douleur, ma gueule s’écartèle démesurément, mon visage devient difforme, je deviens geyser de mes propres mers intérieures, j’expulse les profondeurs des océans du dedans : c’est toi, Karl-Heinz qui ne veux pas de moi. Tu t’enfuis de ton nouveau réel. Il sort alors de mes mâchoires des kilos de viande. Toi. Haché, mâché et dégustée, compilée – mais des regrets passés aussi, des souvenirs également ; j’évacue tout ce que j’ai mangé auparavant – dans mes vies antérieures – des monceaux de comestibles noirs et puants : les existences que je n’ai pas vécues, l’ensemble des hommes que j’ai rencontrés, aimés et qui m’ont abandonné ; j’expectore les vents et les marées, les sexes qui m’ont pénétré, ces flux montants, qui emportaient le monde sur leur passage, dévastant l’indubitable et le littoral clair, des fatras de corps sauvages et encore et encore, des vagues de dégueulis sombres et saumâtres ; je dégorge maman, papa et mes frères dans un torrent de lave qu’accompagnent les souvenirs en strates ; j’expulse toutes ces brimades qui ont fait de moi un gravât ; j’expectore tous mes regrets à jamais enterrés, la passion et puis la haine aussi : des gerbes compactes de détestation sortent de mon corps en trombe, toutes ces colères intimes et les avanies, et Francky aussi, oh ! oui, Francky, mon ami.

Et rapidement, les flots de dégueulis immondes s’assombrissent et deviennent noirs, épais, du pétrole saumâtre et puant peut-être, le débit s’accélère, devient fou, puis les coulées noires que je dégorge deviennent des jaillissements de sang que j’évacue de ma gueule écartelée et meurtrie, des flots rouge flamme qui sortent en geyser puissant et maculent les murs et le plafond même. Autour de moi se forme progressivement une mer brune de vomissures empoisonnées, le niveau monte dangereusement, il va bientôt me submerger et me noyer et je monte sur le grand fauteuil de cuir, paniqué, pour me protéger tandis que je continue à dégobiller en trombe, je suis une pompe à incendie folle : hommes et pensées mêlées dans un bain de sang sombre et pestilentiel ; le niveau de pourriture monte fortement dans le grand salon de la maison de Volenburg, et toujours, jaillissement sans fin ni fond, éructant tout le mal que l’on m’a fait, toutes les déceptions passées, dépassés, oubliés mais inoubliables, toute cette haine déversée, je me sens me vider, exténué et, avec persévérance, les ondes du dedans, sombres et âpre sortent de ma carcasse et s’engouffrent dans le monde du dehors, me submergent, m’engloutissent.

Épuisé de cette maïeutique létale, brisé et haletant, vidé, béant de mon néant intérieur, je plonge, me noie, je sombre dans un sommeil profond, léthargique, hagard, couvert de dégueulis pestilentiels et putrides.


"Kannibal". Erik Rémès. Editions Blanche.

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