Interview
Renaud Bertrand, réalisateur
Réalisateur remarqué de Clara Sheller (sur France 2 en 2005), Renaud Bertrand s’est investi dans ce projet aux multiples résonances personnelles. Rencontre.Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce projet ?
- Cette fresque des années 1980 à nos jours raconte l’histoire de ma génération, frappée en pleine jeunesse par la maladie et la mort. Elle évoque des souvenirs personnels, bien sûr, mais elle parle aussi de thèmes qui me sont chers : la famille, l’amour, l’amitié. A l’époque, un certain nombre de choses m’était resté en travers de la gorge. J’ai perdu des amis proches, victimes du sida. Et j’ai été
véritablement choqué par le manque d’engagement, l’absence de réaction des pouvoirs publics. Contrairement à ce qu’on voyait dans certains pays, aux Etats-Unis notamment, il y avait en France une indifférence, une ignorance générales (sous un gouvernement de gauche !), alors que la situation exigeait une urgence, une mobilisation…
Comment avez-vous reçu, perçu, approché les scénarios ?
- Les producteurs, qui avaient apprécié mon travail sur Clara Sheller, m’ont fait part très tôt du projet. L’envie de faire le film était donc bien ancrée en moi quand j’ai reçu les formidables scénarios de Véronique Lecharpy et Pascal Fontanille.
J’aborde la réalisation de la même manière que la musique. Il faut interpréter un scénario comme un musicien, se l’approprier, y trouver sa propre pulsation, et non pas simplement se contenter de le mettre en image. D’ailleurs, plus on interprète, plus on sert un sujet, moins on le trahit.
Justement, quelle a été votre “interprétation” personnelle ?
- Il est rare de se confronter à un sujet qui évoque aussi directement sa propre époque, sa propre histoire. Je dis souvent que faire un film consiste à créer un univers. En l’occurrence, il s’agissait ici de re-créer. Pour moi, cette reconstitution - qui, en terme pratique, est au moins aussi compliquée que pour un film “historique” - passe par des sensations, par des impressions... par tout ce que la vie recèle d’imperceptible. Je n’ai pas une bonne mémoire des objets ou des faits tangibles. Par contre, je garde un souvenir précis des émotions. Quand je tourne, une fois les aspects matériels réglés, je me concentre sur cette “mémoire sensitive”. Tant que je ne me sens pas en accord avec ce que j’ai pu éprouver, je continue…
On sent cette approche sensitive à travers, notamment, le choix de la bande originale…
- Exactement. Avec les producteurs, nous avons privilégié des chansons que nous avions aimées à l’époque et qui paraissaient emblématiques de certaines émotions. Le sida nous a fauchés en pleine fête, en pleine insouciance. Il y avait cette cohabitation soudaine, inconcevable, de la vie et de la mort.
En réaction, la musique de ces années-là a catalysé un besoin viscéral de faire la fête, comme une pulsion de vie qui explosait envers et contre tout. Quand on écoute Taxi Girl ou Niagara, on retrouve cette dualité, ce mélange de gravité et de délire. Les morceaux d’Amanda Lear, par exemple, on ne sait jamais s’il faut les prendre au premier ou au douzième degré ! Les chansons des années 1980 ont été un véritable antidote à ce qui se passait. Dans le fi lm également, elles servent de contrepoint au drame que vivent les personnages.
“On passait de l’insouciance au chaos” dit le personnage de Nicolas. Comment avez-vous abordé ces nombreuses ruptures, d’une émotion à l’autre ?
- Dans la vie, les émotions se vivent en plusieurs temps. Rien n’est jamais frontal. Il faut du temps pour assimiler un événement, quel qu’il soit, pour en absorber le choc. Quand je réalise un film, je pense sans cesse au spectateur et à la manière dont il va le regarder, dont il va s’en imprégner. Dans Sa raison d’être, lorsqu’un drame surgit, je fais en sorte de “l’accompagner”. Je laisse du temps et de l’espace au spectateur, y compris dans les scènes qui suivent, pour digérer l’impact de ce qu’il vient de voir, de vivre, pour que sa propre émotion, sa propre sensibilité puissent s’épanouir à l’intérieur du film. C’est une démarche assez instinctive de ma part. Je ne m’en rends pas complètement compte, mais il y a comme un deuxième film qui s’écrit en filigrane du premier, indépendamment des scènes et des situations proprement dites. Un film qui tient à cette circulation des émotions.
Le film repose sur un casting bluffant de naturel. Comment dirigez-vous les comédiens ?
- D’une manière générale, j’essaie de responsabiliser les comédiens, d’exciter leur curiosité quant à mes intentions, de maintenir une forme de pression… Ensemble, nous avons beaucoup travaillé l’aspect physique des personnages. J’aime pousser les limites d’un comédien, révéler un potentiel encore inexploité. Cela passe par des détails corporels, les costumes, la manière de se tenir, etc. Nicolas Gob a perdu 12 kilos pour ce rôle. Michaël Cohen, lui, a dû adopter une attitude plus en retrait. Il a l’air frêle alors qu’il ne l’est pas du tout. Clémentine Célarié n’était pas sûre d’accepter ce rôle au départ. Et elle a fait cette composition époustouflante que l’on voit à l’écran !
Votre film joue beaucoup sur la question du regard, le regard des autres, le regard sur soi. Avec Clara Sheller, vous avez été l’un des
premiers à montrer, à la télé, deux hommes s’embrasser à une heure de grande écoute comme Christian Faure pour Juste une question d’amour et Un amour à taire. Sa raison d’être prolonge-t-il une démarche
“militante” ?
- Nous sommes tous pétris de préjugés, moi le premier. Pour casser les a priori, pour faire évoluer les mentalités, à mon sens, il faut apprendre à se mettre à la place de l’autre. C’est justement ce que permet un film : plonger le spectateur dans une situation qui lui fait peur, qu’il méjuge - par ignorance, bien souvent.
Voilà ma manière d’être militant, si tant est que je le sois, voilà la façon dont j’ai envie de changer les regards… mais pas uniquement en ce qui concerne l’homosexualité. Je suis viscéralement fasciné, passionné, par l’être humain, par sa complexité, par sa beauté. Les grands sentiments plutôt que les bons sentiments. Si je pouvais transmettre un peu de cette empathie, un peu de cette vision “humaniste”…
Sa raison d’être fait la lumière sur une
période mal connue…
- Je crois que, comme la plupart de ceux qui l’ont vécue, je l’ai longtemps étouffée. Il y avait quelque chose de si violemment injuste dans cette maladie. On était si jeunes ! A l’époque, sous le choc, on ne s’est peut-être pas autorisés à affronter la stupeur et la douleur que l’on éprouvait sur l’instant. J’ai longtemps refusé de faire l’inventaire des morts. Réaliser ce film, c’était peut-être une manière de m’y obliger. Même si j’ai compris maintenant que je ne guérirais jamais totalement de ce passé, je sais d’ores et déjà que Sa raison d’être m’a libéré d’un poids. Le tournage était émotionnellement très fort. Tout le monde était éprouvé, y compris les plus jeunes qui n’avaient rien à voir avec ce passé. Peut-être justement parce qu’ils n’avaient rien à voir… Peut-être justement parce qu’une part de cette histoire a été collectivement refoulée.