Littérature
Mais qui a donc tué Roland Barthes? Laurent Binet mène l'enquête
Il est question d'assassinat, celui de Roland Barthes, de courses-poursuites, de services secrets mais ce n'est pas un polar. "La septième fonction du langage" (Grasset) de Laurent Binet est sans doute le roman le plus drôle et le plus savant de la rentrée littéraire.
E-llico.com / Culture / Médias
Mais qui a donc tué Roland Barthes? Laurent Binet mène l'enquête
Littérature
Mis en ligne le 28/08/2015
Tags
La septième fonction du langage Roland Barthes Laurent Binet
"Je n'ai rien du tout contre Roland Barthes. Je m'inscris dans son héritage", se défend Laurent Binet, rencontré chez lui dans un appartement encombré de livres. Derrière son bureau, le portrait du sémiologue dont on célèbre cette année le 100e anniversaire de la naissance, est accroché au mur.
Si l'on pose la question c'est que Laurent Binet détient un scoop: Roland Barthes a été assassiné! C'est du moins le point de départ de son livre, une pure fiction bien sûr. "Je ne l'ai pas tué et il est vraiment mort dans un accident" en février 1980, insiste Binet.
Le mobile du crime est de s'emparer d'une nouvelle fonction du langage, un document mystérieusement détenu par Barthes et qui complèterait les six fonctions définies (réellement) par le linguiste Roman Jakobson. Cette septième fonction du langage permettrait "de convaincre n'importe qui de faire n'importe quoi n'importe quand".
Tout le gratin de la "French Theory" est évidemment suspect et on va ainsi croiser, pas toujours à leur avantage, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Hélène Cixous, Julia Kristeva, Bernard-Henri Levy, Umberto Eco ou encore Philippe Sollers.
Les politiques, des gouvernements étrangers ne seraient-ils pas également prêts à tout pour s'emparer de cet outil extraordinaire? Le roman se situe pendant la campagne présidentielle de 1981. Valéry Giscard d'Estaing, François Mitterrand, le KGB et de mystérieux Japonais rôdent.
Le plaisir du texte
Binet n'y va pas de main morte avec ces intellectuels. Des mains sont coupées, d'autres organes, plus intimes, amputés. On s'égare dans des "backrooms" quand on ne participe pas à des orgies. Certaines personnes citées (Hélène Cixous notamment) ont pris avec humour l'irrévérence de Binet à leur égard. D'autres (Kristeva et Sollers notamment) ont moins apprécié l'ironie.
Le philosophe Patrice Maniglier, spécialiste du structuralisme, a dénoncé ce livre moqueur tandis que Tiphaine Samoyault, biographe de Barthes, l'a salué.
"Je crois qu'on peut lire le livre à différents niveaux", rétorque Binet. "Les réceptions vont être multiples et c'est très bien comme ça", dit-il. "C'est la beauté du roman, ce qu'Umberto Eco appelait +l'oeuvre ouverte+", résume-t-il.
Au-delà du côté "burlesque" que Binet revendique, l'auteur de "HHhH", prix Goncourt du premier roman il y a cinq ans, délivre aussi, de façon subtile, une réflexion pas du tout anodine sur "le pouvoir du langage". "Tout mon livre est là-dessus", dit-il.
"C'est vrai que je me moque gentiment des discours un peu fumeux" de certains intellectuels des années 70/80 reconnait Binet, 43 ans, trop jeune pour avoir participé aux débats d'idées de cette époque. Mais, s'empresse-t-il d'ajouter, "les concepts évoqués dans le roman, la querelle Derrida/Searle (autour de la théorie des actes du langage) me passionnent".
"Quand je fais parler Deleuze et lui fais parler de tennis, je m'amuse bien", dit Binet, agrégé de lettres et passionné de tennis. "Mais, fait-il remarquer, dans le même passage, il a des propos sur la rhétorique antique, sur les sophistes".
"J'ai joué sur les deux tableaux. Je voulais que le livre soit un roman populaire, un roman pop, mais aussi un livre savant", résume-t-il. Les clins d'oeil sont innombrables. Ainsi une scène de sexe à Bologne est racontée "à la façon" de Deleuze, une autre scène dans un cimetière fait penser au "Chien des Baskerville", une heure (19H42) et le début d'un paragraphe font penser au roman "HHhH".
"Tout le roman est placé sous le signe de Barthes et cela veut dire que +tout fait signe+", souligne-t-il. Binet a saturé son livre de références littéraires. "Mon livre est bourré de signes", dit-il dans un éclat de rire. Les déchiffrer tous est superflu. Comme le disait Barthes dans un livre publié en 1973, ce qui reste c'est "Le plaisir du texte".
(Source AFP)